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Voilà le piège des passions. Un homme qui est bien en colère se joue à lui-même une tragédie bien frappante, vivement éclairée, où il se représente tous les torts de son ennemi, ses ruses, ses préparations, ses mépris, ses projets pour l'avenir ; tout est interprété selon la colère, et la colère en est augmentée ; on dirait un peintre qui peindrait les Furies et qui se ferait peur à lui-même. Voilà par quel mécanisme une colère finit souvent en tempête, et pour de faibles causes, grossies seulement par l'orage du cœur et des muscles. Il est pourtant clair que le moyen de calmer toute cette agitation n'est pas du tout de penser en historien et de faire la revue des insultes, des griefs et des revendications ; car tout cela est faussement éclairé, comme dans un délire. Ici encore, il faut, par réflexion, deviner l'éloquence des passions et refuser d'y croire. Au lieu de dire "Ce faux ami m'a toujours méprisé", dire : "Dans cette agitation, je vois mal, je juge mal ; je ne suis qu'un acteur tragique qui déclame pour lui-même." Alors vous verrez le théâtre éteindre ses lumières faute de public ; et les brillants décors ne seront plus que des barbouillages. Sagesse réelle ; armée réelle contre la poésie de l'injustice.

Alain, Propos sur le bonheur (1913)

 

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